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Acte 2, scène 2


Appartement de Pinter et Alicia Zymot


Bureau de Pinter Zymot

 


Bar d'Anselmo Bracci

 


Bar d’Anselmo Bracci, tard le soir. Anselmo est derrière le comptoir et sert des clients déjà plus ou moins éméchés.

 

Un client : - Non, moi je vous le dis, Anselmo. La liberté n’existe plus : tout est fiché, tout est contrôlé. Tout ce que vous dites au téléphone est enregistré, tout ce que vous faites est filmé par des caméras de surveillance et tout ce que vous achetez est enregistré par votre banque. C’est ça, la société d’aujourd’hui, vous croyez faire ce que vous voulez mais tout est sous surveillance et, au moindre faux pas, crac : tout votre dossier vous tombe dessus.

Anselmo Bracci : - Vraiment ? Alors comment pouvez-vous expliquer qu’on puisse encore trouver des types qui déboulent par surprise dans un centre commercial et qui font un carnage à l’arme militaire ? Vous avez écouté les infos cet après-midi ?

Un client : - Mais ça, Anselmo, c’est prévu. Les services de renseignement, ils les connaissent tous, ces types. De temps en temps, ils en attrapent un pour montrer qu’ils font bien leur boulot et, de temps en temps – comme aujourd’hui – ils en laissent frapper un pour que les gens continuent à avoir peur.

A.B. : - Oui, pour entretenir l’angoisse.

Un client : - Exactement ! Sinon, des carnages comme ça, il y en aurait tous les jours : c’est tellement facile de tuer quelqu’un !

A.B. : - Ah vraiment, vous croyez (silence, regards) ?

Un client : - Bon, en tout cas, moi je vous dis que ce n’est pas par hasard si, tous les six mois, vous avez un carnage qui se produit. Si on reprenait précisément les dates de chaque événement, on verrait bien que tout est planifié. A la vôtre (il boit) !

A.B. : - Bof, si ça vous rassure de penser ça.

Un client : - Mais ça ne me rassure pas, Anselmo. C’est effrayant, au contraire, mais c’est la vérité !

A.B. : - Et bien, moi, je vous dis que ça vous rassure. Ça vous arrange bien de croire que, chaque jour, vous êtes pisté par la CIA, la DGSE et les extra-terrestres réunis.

Un client : - Vous y croyez, vous, aux extra-terrestres ?

A.B. : - Mais pourquoi voudriez-vous que j’y croie ? On n’a pas de preuve pour et on n’a pas de preuve contre : j’en sais rien, c’est tout.

Un client : - Non, c’est trop facile de dire qu’on ne sait rien. C’est juste une excuse pour se laisser baiser sans rien dire.

A.B. : - Et baiser par qui, s’il vous plait ?

Un client : - Par les politiciens, les flics, les banques, les publicitaires, les commerciaux…

A.B. : - Eh bien, ça nous fait une belle partouze avec tout ça.

Un client : - Ouais, on n’a plus qu’à se balader à poil et à laisser venir.

A.B. : - Ouais ben, ne commencez pas à vous déloquer chez moi, d’accord ? Moi, je ne baise pas mes clients et je n’ai sûrement pas l’intention de me balader à poil. Je ne sais pas si Dieu ou les extra-terrestres existent mais, les vêtements, c’est souvent le dernier signe de la dignité d’un être humain.

Un client : - (silence) C’est fort ce que vous venez de dire, Anselmo. Vous avez souvent des phrases comme ça. On dirait des proverbes.

Un client : - C’est quoi un proverbe ?

Un client : - C’est une phrase qui balance une vérité et, après, il n’y a plus rien à rajouter : tu écoutes et tu fermes ta gueule.

Un client : - Mais c’est quoi le rapport entre les vêtements et la dignité ?

A.B. : - Les vêtements, c’est ce que vous mettez pour avoir l’air de quelque chose ou, plutôt, de quelqu’un. Tant que vous faites ça, ça veut dire que vous existez.

Un client : - Je ne comprends pas.

A.B. : - Par exemple, pourquoi est-ce que, à cette heure-ci, vous n’êtes pas en train de vous siffler de la bière devant la télé ? Pour faire ça, vous pourriez rester en slip mais vous auriez l’impression de ne plus exister. Si vous descendez jusqu’ici, c’est pour être avec du monde, avec des gens qui vous regardent : alors vous vous habillez. Même si vous ne faites d’effort particulier, vous faites en sorte de ne pas venir en slip. De toute façon, je ne vous laisserais pas entrer… C’est pour ça que – qui que vous soyez – tant que vous vous habillez, vous êtes un être humain. Si on ne s’habille plus, c’est qu’on ne fait plus l’effort d’exister.

Un client : - (silence) Il n’y a pas à dire, Anselmo, vous êtes un sage. Un philosophe !

Un client : - Vous devriez écrire un livre.

A.B. : - Et à quoi cela servirait puisque vous ne le liriez pas ? Alors que là, au moins, vous m’écoutez.

Un client : - (silence) Décidément, vous êtes en forme ce soir.

A.B. : - En plus, un livre, on ne l’achète qu’une fois alors que là, s’il vous reste des sous, je peux vous resservir.

Un client : - OK, c’est la mienne. In vino veritas (Anselmo remplit les verres) !

Un client : - En tout cas, moi, même quand je reste chez moi, je m’habille un minimum. J’ai horreur de rester en slip.

A.B. : - Oui mais vous, c’est différent puisque vous êtes persuadé d’être sous surveillance. Si vous êtes sûr qu’une caméra est planquée derrière votre miroir alors, forcément, vous faites un effort. C’est pour ça que je vous dis que, votre théorie du complot, ça vous rassure. Partout où vous allez, vous agissez comme si quelqu’un vous observait et gardait une trace de tout ce que vous faites. Sans ça, croyez-moi, vous vous effondreriez et vous perdriez vite toutes vos bonnes manières. C’est pour ça aussi que tellement de gens croient en Dieu : en fait, c’est pour se sentir surveillé.

Un client : - Et vous, Anselmo, vous ne croyez ni en Dieu ni aux services secrets ?

A.B. : - Je n’en sais rien et ça ne me dérange pas de ne pas savoir. Vous me prenez pour un philosophe mais, ma seule différence avec vous, c’est que je n’ai pas peur de ne pas savoir. Je n’ai pas besoin de remplir les vides.

Un client : - Et c’est compliqué d’être comme ça ?

A.B. : - Vous voulez le secret de la sagesse ? Eh bien, réveillez-vous chaque matin en vous disant que la Terre tourne depuis cinq milliards d’années et qu’il y a sept milliards d’humains sur Terre. Mais, attention, pensez bien à « des milliards » et pas à « des millions. » Ensuite, pensez aux milliards d’étoiles et de planètes dans l’espace, aux milliards d’animaux sur Terre, aux milliards d’atomes dans chaque miette de pain… aux milliards de ce que vous voulez. Ensuite, vous sortez dans la rue et vous regardez défiler les milliers de gens qui passent, les milliers de voitures, les milliers de fenêtres sur les immeubles et dites-vous bien fort : « Personne n’en a rien à foutre de moi. » Regardez le ciel et le soleil et dites-vous : « Il n’y a personne. » Il y a donc sept milliards de personnes tout aussi exceptionnelles que moi dans le monde et je ne vous parle même pas des milliards d’anonymes qui sont passés avant nous… Alors, au début, ça fout un peu la trouille mais, au bout de quelques semaines, on commence à réfléchir différemment : vous arrêtez de penser à l’univers, à l’éternité ou à l’humanité et vous vous concentrez sur votre petit monde à vous. Moi, dans ce petit bar, je connais et je reconnais tout le monde et c’est largement suffisant pour le peu de temps que j’ai à passer sur Terre. A la vôtre (ils boivent) !

Un client : - Santé à tous !

A.B. : - Vous verrez même que, de cette manière, vous n’aurez même plus besoin de picoler pour vous sentir important.

Un client : - C’est la meilleure, celle-là. C’est le patron du bistrot qui nous explique comment ne plus boire ! Vous allez faire faillite avec des théories comme ça (Victor Guerrier entre discrètement du côté de la rue).

A.B. : - Rassurez-vous, va. Quels que soient les remèdes que l’on trouve, il y aura toujours autant de patients chez les médecins. Surtout aux urgences (rires).

Victor Guerrier : - Oui mais il faut quand même se méfier de certains médicaments… Bonsoir, messieurs (il approche du comptoir en titubant).

Anselmo Bracci : - Bonsoir Victor, content de vous revoir ! Qu’est-ce que je vous offre ?

V.G. : - Ah, si c’est pour offrir, je prendrai bien une vodka… avec un petit zest de citron pour être sûr de ne pas m’endormir trop vite.

A.B. : - Asseyez-vous, je vous ai rarement vu arriver dans un état pareil (il s’assoit à une table). Vous avez pris de l’avance ?

V.G. : - Excusez-moi mais, après ma garde à vue, je me suis jeté sur le premier comptoir à la sortie du commissariat. J’en avais besoin.

A.B. : - Oui, il y a des emplacements stratégiques pour cela.

V.G. : - Ensuite, je suis vite allé rattraper le temps perdu chez moi… Mais, dès que je me suis senti en état de marcher, j’ai fait l’effort de venir vous saluer !

Un client : - C’est gentil, Victor. On sait bien à quel point t’as dû en baver.

V.G. : - Est-ce que, par hasard, vous étiez en train de parler de moi ?

Un client : - Non, on a beaucoup parlé de toi hier soir et avant-hier soir mais, comme on savait que tu étais sorti, ce soir on est vite passé à autre chose.

Un client : - Oui, nous, on sait très bien que tu n’as rien fait.

V.G. : - Ah bon ? Et qu’est-ce que vous en savez ?

Un client : - Ben, s’ils t’ont relâché, c’est qu’ils ont rien pu prouver, non ? Et puis qu’est-ce que t’en aurais à foutre de tuer un clodo ? Faut être malade pour faire ça.

V.G. : - Oui… vu comme ça, ça a l’air tellement simple. Heureusement que tu n’es pas dans la police parce que, pour eux, tout est forcément compliqué (Anselmo lui apporte son verre).

Un client : - Allez bois un coup, Victor. Tu as l’air épuisé.

V.G. : - Merci… alors, de quoi étiez-vous en train de parler ?

Un client : - Eh bien, on a commencé avec le type qui a fait un carton dans un centre commercial cette après-midi… Puis on a parlé de la vidéosurveillance, des services secrets, des vêtements… Et puis Anselmo nous a fait un petit cours de philosophie sur tout cela.

Un client : - Et il est en forme, ce soir.

V.G. : - Ah, j’aurais bien aimé être là. Anselmo, on sent qu’il a bien eu le temps de réfléchir… Il sait toujours de quoi il parle. Moi, en un jour et demi de garde à vue, je n’ai pas réussi à penser à grand-chose.

A.B. : - Rassurez-vous, Victor. Ce genre d’histoire vous arrive toujours en pleine figure mais on finit quand même par se relever. Et c’est après que l’on réfléchit.

V.G. : - Oui, peut-être… Pour l’instant, j’entends et je vois encore ce flic qui me posait toujours les mêmes questions… J’en pouvais plus !

Un client : - Mais qu’est-ce qu’il essayait de te faire dire ?

Un client : - Ils t’ont tabassé ?

Un client : - Ils t’ont montré le corps du gars ?

A.B. : - Oh là, messieurs ! Ce n’est pas encore la fermeture mais on va avancer un peu les pendules. Vous passez vite au comptoir avant d’aller dormir et Victor va rester tranquillement assis le temps que je ferme. Allez, s’il vous plait, il a eu sa dose de questions pour au moins une année entière.

Un client : - Bon, d’accord (les clients passent régler leurs consommations et sortent du bar).

Un client : - Repose-toi bien, Victor.

Un client : - Et, ne t’inquiète pas, on ne va pas te harceler comme les flics.

V.G. : - Merci les amis.

Un client : - A bientôt.

Un client : - A demain (ils finissent de sortir).

A.B. : - Alors, Victor, vous prendrez la deuxième comme d’habitude ou vous êtes déjà assez chargé pour la nuit (Victor Guerrier fait un signe de deux, Anselmo prépare et apporte le verre).

V.G. : - Les flics sont passés vous voir ?

A.B. : - Bien sûr et, du moment que vous avez parlé des comprimés d’Hypnol, j’ai même eu droit à une contre-visite.

V.G. : - Je suis désolé.

A.B. : - Non, je sais ce que c’est. Ils vous posent cent fois la même question et, dès qu’un détail vous échappe, ils le tournent et le retournent dans tous les sens possibles. C’est épuisant… Mais bon, c’est terminé, non ?

V.G. : - Pas tout à fait, je dois être convoqué pour des tests psychologiques.

A.B. : - Ah ça, ça n’a rien à voir. C’est beaucoup plus tranquille, vous verrez. Vous n’aurez qu’à picoler un peu avant d’y aller et vous laisserez les experts se débrouiller avec vos réponses.

V.G. : - Je n’ai peut-être pas intérêt à me louper non plus.

A.B. : - Non, ils se feront peut-être une mauvaise idée de vous mais il n’y aura rien de concret pour alerter le procureur. Pas de preuve, rien de grave… Est-ce qu’ils savent que, ce soir-là, vous aviez un couteau sur vous ?

V.G. : - Non, ils savent que j’en fais la collection mais… Vous êtes sûr que j’avais un sur moi ?

A.B. : - Certain… Bon, je n’ai rien dit et ce n’est pas plus mal que vous l’ayez oublié. Croyez-moi, le plus dur est passé et, après, ça se tassera très vite. Ils auront… (Pinter Zymot entre dans le bar)

Pinter Zymot : - Bonsoir messieurs, c’est encore ouvert ?

Victor Guerrier : - Oh putain, ce n’est pas possible ! C’est un cauchemar !

Anselmo Bracci : - Mais qu’est-ce que vous foutez là à cette heure-ci ?

P.Z. : - J’ai fini mon service et j’aurais bien pris un café avant de rentrer chez moi… Enfin, un déca.

A.B. : - Désolé mais la machine est arrêtée et j’ai nettoyé tous les filtres. Bonne nuit !

P.Z. : - (il s’avance jusqu’au comptoir) Alors je vais peut-être prendre une petite verveine.

A.B. : - Bon, si vous n’avez pas envie de rentrer tout de suite chez vous, prenez plutôt la rue de…

V.G. : - Non, laissez-le, Anselmo. Je pense que monsieur Zymot avait tout simplement envie de me voir dans mon état normal (il se lève en titubant). Me voilà !

P.Z. : - Rassurez-vous, j’en ai déjà vu quelques autres.

V.G. : - Ah, pourtant, je sens bien que je vous intrigue… Anselmo, savez-vous que, grâce à ses investigations, monsieur Zymot a percé mon secret ?

A.B. : - Monsieur Zymot n’est plus en service mais vous devriez quand même faire attention à ce que vous allez dire.

V.G. : - Ne vous inquiétez pas, il n’y a aucun risque : je suis d’une intelligence supérieure (il se rassoit) ! Eh oui, 137 de QI, score validé par pas moins de quatre psychologues différents… sauf un qui m’avait évalué à 128. Celui-là, si vous aviez entendu tout ce que ma mère lui a balancé comme insultes… Ah, ma maman et son petit génie. Une belle histoire, n’est-ce pas ? Et dire que je n’ai jamais été foutu de réussir quoi que ce soit à l’école… Mais bon, ce n’était pas ma faute car je réfléchissais sûrement trop vite (silence). J’aurais tellement préféré que, elle aussi, elle me traite comme un abruti.

A.B. : - Vous devriez rentrer chez vous, Victor.

V.G. : - Ceci dit… Ceci dit, je n’ai pas tout perdu de ma formidable intelligence parce que, cette faculté d’oublier – monsieur Zymot – ne croyez pas c’est une faiblesse ou une dégénérescence. Pas du tout, c’est une stratégie mûrement réfléchie, affinée depuis près de trente ans pour continuer à vivre malgré tout dans ce monde de merde. Croyez-moi, ce n’est pas donné à n’importe qui… Vous, monsieur Zymot, vous êtes intelligent : vous vous souvenez de tout et, tout ce qui est important, vous le consignez dans des dossiers soigneusement organisés, n’est-ce pas ? Mais, le jour où la vie vous mettra un grand coup dans la tronche, que se passera-t-il ? Vous chercherez à l’oublier mais vous n’y arriverez pas. Comme d’habitude, vous vous souviendrez de tout et vous porterez chaque jour comme un fardeau en vous posant dix-mille questions. Bref, vous vous sentirez coupable… Alors que moi, qui suis plus intelligent que vous, j’ai mis au point une bien meilleure solution : je ne suis coupable de rien, puisque j’oublie ! Vous verrez : pour l’instant, vous êtes préservé mais, dans une dizaine d’années, vous serez jaloux de moi.

A.B. : - Sur ce, Victor, vous devriez vraiment rentrer chez vous.

V.G. : - Attendez, Anselmo, monsieur Zymot n’est pas n’importe qui : c’est quelqu’un qui cherche la vérité ! (silence) Est-ce que vous voulez que je vous avoue un crime, un vrai ?

A.B. : - Surtout pas ! Si vous voulez passer aux aveux, attendez au moins d’être dans la rue !

V.G. : - Rassurez-vous, Anselmo. Je vous ai dit que je ne risquais rien : il y a prescription.

P.Z. : - Anselmo a peut-être raison, monsieur Guerrier. Vous devriez faire attention à ce que vous dites.

V.G. : - Faire attention… Merci pour votre mise en garde, inspecteur Zymot. Mais il est déjà trop tard depuis bien longtemps. (silence) Juste après avoir échoué un des nombreux projets dont je me croyais capable – et vous savez que même l’armée n’a pas voulu de moi – j’ai emprunté la voiture de ma pauvre mère pour aller… réfléchir. A l’époque, j’avais encore besoin de réfléchir : de rouler, de boire et de réfléchir. J’étais jeune… Enfin bref, alors que je réfléchissais tout en roulant après avoir bien bu, j’ai malencontreusement percuté un motard. Un petit jeune, comme moi, qui roulait tranquillement et auquel j’ai gentiment grillé la priorité. Je me souviens encore de son regard à travers le casque quand il a compris que je ne freinerais pas assez vite… Je l’ai cogné, il a réussi à garder l’équilibre mais sa moto s’est plantée dans le fossé et il a été éjecté comme… Enfin, il s’est écrasé sur le talus. Je me suis arrêté, il était mort et il n’y avait personne : je suis donc reparti. La voiture n’avait presque rien, je l’ai rendue à ma mère sans aucun commentaire et puis... Et puis plus rien ! (silence) C’était donc ça, être un petit génie. Je sais que c’est depuis ce jour-là que je n’ai plus eu d’autre projet que de tuer ma propre intelligence. J’ai écrasé mes souvenirs dans l’alcool, j’ai écrasé ma mère sous les reproches, j’ai… Au début, je croyais que je faisais tout cela pour me punir mais, en réalité, c’était faux. Un soir, j’ai compris que tout cela était, en fait, une stratégie très fine pour continuer à vivre. Vous vous rendez compte ? Malgré tout ce que j’avais raté, toutes les déceptions et toute la haine que j’avais envers moi-même, j’avais réussi l’exploit de continuer à vivre ! En fait, c’était ça ma véritable intelligence et je pouvais en être fier ! Alors oui, depuis toutes ces années, je m’applique méthodiquement à écraser ma mémoire tout en ressentant, de temps en temps, ces petits moments de fierté qui me rendent… différent de vous.

P.Z. : - Vous n’éprouvez donc aucun remord en pensant à ce jeune motard ?

V.G. : - Absolument aucun : il me sert de repère et, tant que je me souviens encore de lui, c’est que mon projet n’est pas encore complètement abouti.

A.B. : - Mais êtes-vous sûr qu’il soit vraiment mort ? Après tout, vous pourriez avoir un doute à ce sujet, non ?

V.G. : - (surpris) Vos clients ont raison, Anselmo, vous êtes très très fort ! Oui, c’est bien ça le seul problème que me pose ce foutu motard : je n’ai aucune preuve définitive de l’avoir tué. Sans cela, je pense même que je l’aurais déjà oublié depuis longtemps, ce petit… Mais, de temps en temps, son image revient m’emmerder en me disant qu’il est peut-être encore vivant. Peut-être est-il estropié depuis trente ans, peut-être est-il traumatisé ou peut-être est-il… totalement guéri. Peut-être m’a-t-il cherché pendant des années, peut-être me crache-t-il chaque jour à la gueule en pensant à moi… peut-être a-t-il surmonté toutes les épreuves et a-t-il repris sa vie en pensant qu’il était indestructible. La vie est tellement bizarre, parfois… Ou peut-être est-il mort ce qui, pour moi, serait de loin la solution la plus simple… Vous avez raison, Anselmo, ce n’est pas la culpabilité mais c’est le doute qui me pousse toujours plus loin vers le fond de la bouteille. A la vôtre (il finit son verre et se lève difficilement) ! Bon, grâce à votre charmante compagnie, je commence enfin à avoir sommeil. Bonne nuit, Anselmo, et bonne nuit à vous aussi, inspecteur Zymot (il se dirige vers la sortie).

P.Z. : - Est-ce que vous voulez que je me renseigne à son sujet ?

V.G. : - Au sujet de qui ?

P.Z. : - Au sujet du motard que vous avez renversé. Même avec trente ans de retard, s’il y a eu un accident de la route et, qui plus est, un délit de fuite, il y a forcément eu un rapport de police qui indique l’identité et l’état de la victime. Si vous me donnez une date et un lieu, même approximatifs, je devrais pouvoir retrouver la trace de ce rapport et… vous donner une réponse.

V.G. : - Tiens donc, et pourquoi feriez-vous cela ? Pour ré-ouvrir un dossier classé ?

P.Z. : - Pas du tout. Comme vous l’avez dit, votre délit – ou votre crime – a sans doute dépassé tous les délais de prescription et, quel que soit l’état ancien ou actuel de la victime, je ne vois pas quel serait l’intérêt de réveiller ce type d’affaire. Non, ce serait… entre vous et moi.

V.G. : - (il réfléchit) Décidément, Anselmo, je pense que vous aviez raison une fois de plus : j’aurais mieux fait de fermer ma gueule.

A.B. : - Et, surtout, de rentrer chez vous.

V.G. : - Tout à fait.

P.Z. : - Comme vous voulez.

V.G. : - En fait, monsieur Zymot, si vous aimez vraiment fouiller les archives, vous devriez vous renseigner sur notre ami Anselmo. C’est lui, et de très loin, le plus intelligent de nous tous. Il raconte beaucoup de bêtises mais tous les clients sentent bien qu’il traîne derrière lui des souvenirs beaucoup plus douloureux que les nôtres. Sa conscience est sans doute bien plus lourde que la mienne mais, pourtant, il a réussi à tout reconstruire : sa vie, ce bar, Martine… Chapeau ! Croyez-moi, Anselmo, vous êtes très fort et vous devriez passer des tests. Bonsoir !

Il sort en silence. La lumière s’éteint. Rideau.