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Acte 3, scène 1


Appartement de Pinter et Alicia Zymot


Bureau de Pinter Zymot

 


Bar d'Anselmo Bracci

 


Appartement de Pinter et Alicia Zymot, le matin (les deux autres parties de la scène restent dans l’obscurité). Alicia travaille sur un ordinateur portable avec son téléphone portable posé sur la table. Pinter vient s’asseoir près d’elle avec une tasse de café.

 

Pinter : - Bonjour.

Alicia : - (concentrée sur son travail) Bonjour.

P. : - Tu bosses sur quoi ce matin ?

A. : - Sur l’article que je t’avais demandé de relire il y a deux jours… Désolée mais il faut quand même que je le termine.

P. : - Ah… et les filles sont bien à l’école.

A. : - Evidemment.

P. : - Oui, bien sûr…

A. : - Tu pourras aller les chercher cette après-midi ?

P. : - Ah, malheureusement non. Il faut que je retourne au commissariat dès que… dès que possible.

A. : - Mais si tu as la fait la nuit, c’est ta journée de récupération, non ?

P. : - Oui mais il y a eu du nouveau dans l’affaire Guerrier.

A. : - Celui qui aurait assassiné le clochard ? Je croyais que ça avait été classé sans suite.

P. : - Oui mais non. Des consignes sont tombées directement hier de la Préfecture et même du Ministère : suite aux circonstances du meurtre et au profil particulier du suspect, on nous demande de procéder au plus vite à un complément d’information avec, même, des moyens supplémentaires.

A. : - Quels sont les intérêts de la Préfecture et du Ministère là-dedans ?

P. : - En gros, le préfet a peur d’une récidive plus grave. Un meurtre comme celui-ci, sans mobile apparent, pourrait être le coup d’essai d’un futur tueur en série ou d’un tueur de masse.

A. : - Comme celui du centre commercial ?

P. : - Exactement. Un carnage comme ça, ça fait la une des journaux, les gens ne parlent que de ça et tout le monde cherche des responsables… Donc, immédiatement, le ministre s’affole, les préfets aussi ; les procureurs, les commissaires et les experts sont convoqués d’urgence et tout le monde doit jurer qu’il fait son maximum pour éviter que cela ne se reproduise. Et donc, avec l’affaire Guerrier, c’est à moi de tenir la promesse du commissaire et de vérifier le mal à sa racine.

A. : - Oui, avant de transmettre le dossier à la brigade criminelle si jamais tu trouves quelque chose.

P. : - Evidemment mais ça me laisse encore un peu de temps pour m’amuser. Ce n’est pas tous les jours que je peux prolonger une enquête sur une affaire de ce type… d’où la nécessité de retourner au commissariat aujourd’hui. Il doit y avoir un complément d’autopsie ce matin et Victor Guerrier est convoqué en début d’après-midi. D’ici-là, je vais essayer de vérifier certaines petites choses.

A. : - Bon, d’accord, finis de te préparer et vas-y. Je m’occuperai de récupérer les filles après l’école.

P. : - Merci. Tu travailles à la maison aujourd’hui ?

A. : - Oui, j’essaie de boucler un maximum de choses avant les corrections d’examen.

P. : - Je vois… (le téléphone d’Alicia vibre, Alicia continue de travailler alors Pinter le prend pour regarder) Ah, message de Martine : « Coucou Alicia, dispo pour un ciné c’taprem point d’interrogation, M. » Eh bien, vous êtes devenues de vraies copines on dirait.

A. : - Oui, elle est très sympa et, comme tu fais pas mal de nuits en ce moment, je me sens un petit peu seule… Mais bon, pour un ciné cette après-midi, ce sera compliqué.

P. : - Désolé.

A. : - D’ailleurs, pourquoi tu fais autant de nuits ces temps-ci ?

P. : - C’est moi qui l’ai demandé au commissaire, histoire d’essayer un autre rythme.

A. : - C’est-à-dire ?

P. : - Ben, c’est plus contraignant mais le rythme au bureau est beaucoup plus calme et ça me laisse pas mal de temps pour réviser.

A. : - Pour réviser quoi ?

P. : - Finalement, je vais me présenter à la prochaine session du concours de commissaire.

A. : - Ah ? Et ce n’est pas trop tard ?

P. : - Non, j’aime bien travailler dans l’urgence, comme à la fac. Et puis, en travaillant de nuit et en dormant peu, je devrais pouvoir être à jour. Pour toi, ça sera plus compliqué avec les filles mais j’ai quand même l’habitude de réussir mes exams du premier coup, non ?

A. : - Oui, rassure-toi, je ferai ce que je pourrai. Mais il faudra sûrement faire venir ma mère pendant les corrections.

P. : - Oui, bien sûr… Ça n’a pas l’air de te faire plaisir.

A. : - Ben, ça me surprend un peu. D’abord tu me dis non et, d’un seul coup, tu m’expliques que tu as déjà prévu ton plan pour réussir. On aurait pu en discuter avant, non ?

P. : - Je voulais déjà me mettre un peu en révision pour voir comment cela fonctionnerait et, maintenant, je pense aller au bout dès cette année.

A. : - Alors oui, bien sûr, ça me fait plaisir et je vais tout faire pour t’aider si c’est vraiment ce que tu veux, toi.

P. : - Comment ça ?

A. : - J’avais cru comprendre que tu trouvais le métier de commissaire trop administratif… Est-ce que tu présentes le concours pour toi-même ou est-ce que c’est juste pour me faire plaisir ?

P. : - Non, pas du tout. Je n’ai jamais pensé passer toute ma carrière dans une PJ de quartier et je sais que je n’ai pas l’âme d’un superflic en quête d’action. Alors pour évoluer… C’est juste qu’il y a des réalités que je peux apprendre maintenant et que je ne retrouverai sans doute nulle part ailleurs.

A. : - Nulle part ailleurs ? Mais, ce que tu as l’impression de découvrir, c’est ce qui se passe tous les jours partout en France. Quasiment tous les commissariats traitent les mêmes affaires et toutes ces affaires ont déjà été décrites et analysées des centaines de fois. C’est glauque, c’est sale mais, excuse-moi, c’est d’une banalité affligeante.

P. : - Tu ne peux pas comprendre.

A. : - C’est ça, prends-moi pour une débile.

P. : - Désolé, tu ne veux pas comprendre.

A. : - Ça revient plutôt au même, non ?

P. : - Alors comment veux-tu que je te l’explique ? A chaque fois qu’on en parle, c’est la même chose.

A. : - Je ne sais pas, donne-moi un exemple. A part l’affaire de Victor Guerrier qui croustille un peu, qu’est-ce qui te fascine dans les plaintes que tu traites chaque jour ?

P. : - La réalité des gens. Une réalité banale qui dégénère dans la violence avec de plus en plus de facilité. Des limites qui nous semblent évidentes et qui, progressivement, n’existent plus.

A. : - Donne-moi un exemple.

P. : - D’accord, une mère de famille de quatre enfants est venue porter plainte parce qu’elle s’est faite tabasser par son mari pour une histoire de cigarettes. C’était assez impressionnant à voir et à entendre. J’ai pris sa déposition, j’ai alerté les services sociaux et convoqué le mari.

A. : - La routine, quoi.

P. : - Oui, ça c’est quand on lit l’affaire dans un procès-verbal ou un article à la con parce que la vérité t’échappe complètement quand elle est sur le papier. Ce sont les visages qui portent tout et c’est souvent inexplicable avec des mots. Tu veux savoir la suite ? Quand le mec s’est pointé avec son petit air timide et qu’il a commencé à se justifier, j’ai d’abord eu envie de lui éclater la tête avec mon ordi et puis… j’ai été totalement subjugué. J’avais l’impression d’interroger un extra-terrestre et j’aurais eu envie de l’écouter pendant des heures pour essayer de comprendre – remarque qu’il répétait souvent les mêmes conneries. Il m’expliquait donc tranquillement qu’il avait massacré sa femme devant trois de ses filles mais que ce n’était pas si grave. D’accord c’était mal, il ne recommencerait plus mais, vu tout ce qu’il avait fait pour elle pendant quinze ans et vu tout ce qui se passait de pire dans le monde… Et il me regardait en disant : « Vous me comprenez, hein ? Vous me comprenez ? Vous êtes marié, pas vrai, alors vous me comprenez ? » Et moi qui le regardait en pensant : « Non, je ne vous comprends pas. Non, je n’arrive pas à vous comprendre. J’aimerais pourtant. J’essaie de réfléchir comme vous juste pour voir mais, non, je ne vous comprends pas. » Quand tu lis ça sur un compte-rendu, tu es persuadé que c’est de la mauvaise foi mais, non, c’est bien plus profond que ça et, crois-moi, ça concerne de plus en plus de personnes, quelles que soient les catégories sociales.

A. : - D’accord, les valeurs de la société s’écroulent, on le sait depuis plus de vingt ans et qu’est-ce qu’on peut y faire ?

P. : - Ah ça, c’est aux sociologues d’y réfléchir. Moi je me contente d’essayer de comprendre le monde dans lequel je vis et dans lequel je vais envoyer mes filles… Pour le reste, j’ai le Code Civil. Heureusement qu’il est là. Une fois que les coupables-non-responsables ont fini leur discours, on leur explique que, malheureusement, ce qu’ils ont fait est interdit par la loi : on leur cite l’article et la référence et c’est tout. Au début, j’essayais d’utiliser des notions de bien et de mal mais bon… avec le Code Civil, c’est plus pratique et on perd moins de temps.

A. : - Mais, au final, tu ne résous rien de plus que les autres et tu pourras sans doute être plus utile ailleurs, à un autre niveau.

P. : - Utile comment ? En dressant et en modifiant des statistiques ? Je ne veux pas décrire la société, j’essaie de comprendre les êtres humains. Je ne veux pas changer le monde, je veux préparer correctement mes filles à l’affronter. On les élève avec des règles qui nous semblent évidentes mais, un jour, elles verront bien que plus rien ne fonctionne comme on leur a dit. La violence est partout et, le jour où ça leur tombera dessus, comment on leur expliquera les choses : avec des statistiques et des tableaux de synthèse ? Moi, j’aimerais pouvoir leur expliquer simplement que, au-delà des règles qui nous semblent normales, un être humain peut devenir totalement incompréhensible… Ça ne changera sûrement pas grand-chose mais, bon, ça peut éviter d’être pris par surprise.

A. : - Oui, et alors ?

P. : - Je ne sais pas mais je pense être plus près qu’avant de certaines réalités. Tu vois, le mec qui a tabassé sa femme ou les gamins qui ont démoli une vieille dame, j’aimerais les envoyer dans les cours et les conférences de sociologie. J’aimerais les garder pendant des semaines et écrire une thèse sur eux.

A. : - Oui, ça, tu pourrais le faire.

P. : - C’était un peu ce que à quoi je pensais au début mais, curieusement, ça n’a pas marché : les mots gâchent tout. Les mots donnent un aspect normal à chaque situation et la vérité s’échappe. Pas la vérité des faits, celle des visages. Si tu n’as pas les visages devant toi, alors tu perds l’essentiel. Ou alors il faudrait faire un documentaire en images, un reportage. Mais ce n’est pas très universitaire, non ? Et puis ma bibliographie serait trop courte.

A. : - D’accord, on pourrait y réfléchir mais, moi, comment est-ce que je dois prendre tout ça ? Quand tu craches sur l’université, tu craches sur qui en réalité ? (silence) Tu dis que je méprise ton travail et ce que tu recherches mais, toi, qu’est-ce que tu penses de moi ? Tu fais partie des vivants et, moi, je fais partie des autres : de tous ces cons qui parlent et qui ne comprennent rien ?

P. : - Non, je suis persuadé qu’on peut arriver à se comprendre. Et c’est pour ça que je veux commencer une vraie carrière : je n’ai pas envie de rester enfermé et je veux avancer avec toi.

A. : - Avancer en parlant de quoi ? Si tu t’intéresses tant aux marginaux, tu risques d’être déçu avec moi : je suis désespérément normale… Désolée, je n’ai aucune envie de te tuer, ni de tuer les filles ou de me foutre en l’air. J’ai envie de vivre normalement et de progresser dans mon métier comme tout le monde… enfin, comme tous ceux qui restent. Il paraît même que je suis très intelligente… Ça ne fait pas de moi un cas très intéressant pour ta recherche de vérité, n’est-ce pas ? Et je n’ai pas envie d’attendre de me faire ramasser dans un parking pour que tu t’intéresses enfin à ce qui se passe dans ma tête.

P. : - Je suis désolé mais... Tu te souviens que, même à la fac, on n’était jamais d’accord sur les thèmes abordés en cours. Ça ne nous a pas empêchés de tomber amoureux et de construire notre famille.

A. : - Et est-ce que ça nous suffit encore ?

P. : - Bien sûr. Même si on ne pense pas de la même manière, on se rejoint sur l’essentiel : on est encore jeunes, on a nos deux filles et on est plein d’ambition. Tu as l’air normale mais tu as envie de devenir professeur titulaire, de décrocher des missions, des conférences en France et à l’étranger… Ça, ça m’intéresse. Moi aussi, j’ai envie d’avoir l’air normal et d’aller le plus loin possible. Avec les filles, on sait bien qu’on est exceptionnels : c’est notre secret et on forme déjà une super-équipe avec nos propres défis à relever. C’est ça l’essentiel, non ?

A. : - C’est un peu bizarre comme déclaration d’amour…

P. : - Je crois qu’on a un peu grandi, c’est tout… Fais-moi confiance, Alicia, et je n’oublierai jamais de te rendre heureuse.

A. : - Oui… moi aussi je t’aime.

P. : - Tu veux que je relise ton article ?

A. : - Non, il est presque terminé. Tu me montreras les livres dont tu as besoin pour ton concours. Je t’aiderai à faire des fiches.

P. : - OK, ça nous rappellera des souvenirs. Je vais partir au bureau histoire de régler rapidement le cas de monsieur Guerrier et on verra tout ça ce soir. Je t’appellerai en partant (il l’embrasse et il sort).

A. : - D’accord, à ce soir.

Alicia reste seule quelques instants, elle prend son téléphone portable. La lumière s’éteint.