Créer un site internet

Acte 2, scène 1


Appartement de Pinter et Alicia Zymot


Bureau de Pinter Zymot

 


Bar d'Anselmo Bracci

 


Bar d’Anselmo Bracci (les deux autres parties de la scène restent dans l’obscurité), service du midi. La salle est remplie de clients en train de déjeuner. Anselmo s’affaire derrière le comptoir et Martine circule dans la salle. Alicia Zymot est installée seule à une des tables, elle finit de déjeuner en feuilletant un gros livre.

 

Anselmo Bracci : - Martine, j’ai rangé tout ce qui est revenu, je te laisse finir et je vais me coucher.

Martine : - D’accord.

A.B. : - Approche... Elle est venue aujourd’hui, la femme du flic ?

M. : - Oui, c’est elle là-bas, avec les livres. Je dois lui faire un café et l’addition.

A.B. : - Attends, je m’en occupe (il prépare le café)... Essaie de ne pas trop discuter avec elle, s’il te plait.

M. : - Pourquoi ça ?

A.B. : - Parce que les policiers ont toujours envie de savoir des choses. Même juste comme ça, par curiosité (il prépare l’addition). Tout ce que tu lui diras, elle le répètera à son mari et je n’aime pas trop ça.

M. : - Et si je lui dis juste que je t’aime ?

A.B. : - (amusé) Ah, il risque que de te convoquer pour te demander une preuve... Non, c’est juste que je n’aime pas la curiosité des gens. (il pose le café et l’addition sur le comptoir) Voilà, à tout à l’heure ! (il l’embrasse et il sort par la cuisine)

M. : - Parfait, repose-toi bien (elle apporte le café et l’addition jusqu’à la table d’Alicia). Et voilà pour vous (elle reste debout à côté de la table).

Alicia Zymot : - Merci... Alors vous vous appelez Martine, c’est ça ?

Martine : - C’est ça. Et vous, vous êtes de la police ?

A.Z. : - (amusée) Ah non, pas du tout. Je donne des cours à la fac et je fais des recherches en sociologie.

M. : - Ah... mais vous suivez sûrement les enquêtes de votre mari, n’est-ce pas ?

A.Z. : - Non plus (elle cherche de quoi payer dans son sac, Martine regarde le livre posé sur la table). J’essaie juste de me tenir au courant pour savoir si… Enfin, je m’inquiète un peu pour lui.

M. : - Oui, c’est sûr qu’il doit passer sa vie avec des gens plutôt bizarres. C’est un métier difficile (elle regarde à nouveau la couverture du livre). Enfin, vous aussi vous avez l’air de faire un métier difficile.

A.Z. : - Oh, ce ne sont pas du tout les mêmes difficultés.

M. : - Oui mais quand même… J’aime bien venir vous voir parce que, à chaque fois, vous lisez des livres énormes mais ce ne sont jamais les mêmes. Moi, déjà les livres, ça m’impressionne mais alors les vôtres… Et celui-là ? Fragments cognitifs de l’autorité rituelle… Franchement, je ne comprends même pas ce que ça veut dire.

A.Z. : - Ne vous inquiétez pas, ce sont souvent des mots très compliqués pour expliquer des choses très simples. L’autorité rituelle, ce sont tout simplement les personnes auxquelles vous avez l’habitude d’obéir sans vraiment réfléchir : le père, la mère, le professeur, le médecin…

M. : - Ça ne fonctionne plus toujours comme ça aujourd’hui, malheureusement.

A.Z. : - Oui et c’est ça qui est très intéressant à étudier. Mais comme chaque cas est particulier, on utilise des mots parfois compliqués pour regrouper les situations qui se ressemblent.

M. : - Ah (elle s’assoit et réfléchit). Et les… fragments cognitifs ?

A.Z. : - Ça c’est… Bof, c’est plutôt de l’esbroufe universitaire.

M. : - C’est-à-dire ?

A.Z. : - Ce sont des mots compliqués pour faire croire que l’on est intelligent. Vous savez, les gens n’écrivent pas seulement des livres pour dire des vérités mais aussi pour se faire remarquer.

M. : - Et vous ? Vous écrivez beaucoup ?

A.Z. : - J’écris beaucoup pour préparer mes cours et aussi pour des articles dans revues spécialisées… Et j’écris aussi une thèse : une grosse recherche mais qui ne sera sûrement pas publiée. Ce sera pour finir mes études et aussi pour mes étudiants.

M. : - Et c’est une thèse sur quoi ?

A.Z. : - C’est une étude sur les nouveaux schémas représentatifs de la violence collective (elles se regardent quelques instants en souriant puis se mettent à rire).

M. : - Ah, là non plus, je n’ai pas compris le titre.

A.Z. : - Disons que c’est un travail sur les nouvelles formes de violence qui se développent tout autour de nous. Mais je n’utilise que certains types de documents précis pour essayer de faire une synthèse.

M. : - Remarquez que, sur la violence, votre mari doit pouvoir vous aider, non ?

A.Z. : - Pas vraiment. Lui, il s’intéresse à la violence individuelle dans le quartier… Moi, je fais des études plus larges à l’échelle nationale avec des comparaisons… Mais, quand on s’est rencontrés à la fac, on travaillait sur les mêmes sujets.

M. : - Et vous avez des enfants ?

A.Z. : - Oui, deux petites filles. On a voulu rapidement avoir notre petite famille à nous.

M. : - C’est bien… Moi, j’aurais eu du mal à rencontrer quelqu’un d’intéressant à l’école. Je n’y suis peut-être pas restée assez longtemps.

A.Z. : - De toute façon vous… Enfin, vous n’avez pas vraiment le même âge qu’Anselmo, non ?

M. : - Ah ça non… Notre histoire est assez bizarre mais c’est quand même une jolie histoire.

A.Z. : - Où vous êtes-vous rencontrés ?

M. : - Ici. Anselmo venait de (elle hésite)… Bon, il venait de sortir de prison et il avait racheté ce bar à l’abandon pour… pour changer de vie. A l’époque, il avait l’air d’un vieux sauvage – encore plus qu’aujourd’hui – mais il bossait dur tous les jours pour retaper le bar et accueillir les premiers clients. Moi, j’étais… j’étais plutôt paumée et je faisais un peu n’importe quoi dans le quartier. Je crois que, la première fois où je lui ai parlé, c’était pour essayer de lui taper du fric.

A.Z. : - Oui, c’est un début un peu bizarre mais bon… Ensuite ?

M. : - En fait, je ne sais plus vraiment ce qu’il m’a répondu mais je me suis retrouvée derrière le comptoir à faire la plonge pendant qu’il finissait de repeindre la cuisine. Après, je lui ai demandé mon fric : il m’a préparé un sandwich et m’a dit que les gens étaient toujours payés à la fin du mois… Alors, je suis revenue et j’ai commencé à faire le service, le ménage puis la caisse et la cuisine. On ne se parlait presque pas mais ça se passait toujours très bien entre nous… Au début, je me disais que j’attendrais le bon moment pour partir avec la caisse… Et puis je me suis dit qu’Anselmo serait un peu comme mon père ou mon grand frère… Et puis, bizarrement, nous sommes devenus un couple. C’est amusant comme toute cette période est restée floue dans ma mémoire. Comme si ce n’était pas moi… Je me souviens juste que, au début, les regards des clients me gênaient un peu.

A.Z. : - Et, petit à petit, vous vous êtes habituée à lui et aux clients ?

M. : - Non, c’est différent… En fait, tout s’est débloqué un jour. En une seconde et, ça, je m’en souviens très bien. J’étais au comptoir en train d’essuyer des verres, comme le jour où l’on s’était rencontré. Je ne sais plus à quoi je pensais – je crois que je me chantais une chanson – et tout à coup je me suis dit : « Mais, en fait, je suis amoureuse. » Ce mot a raisonné dans ma tête et… tout s’est éclairé ! C’était super : j’avais envie de rire et je me suis mise à pleurer. Je ne pouvais plus m’arrêter. Les clients ont appelé Anselmo qui s’est complètement affolé. J’avais envie de le serrer dans mes bras mais il y  avait trop de monde… Il m’a emmené dans la cuisine, il m’a demandé si je voulais voir un médecin. Il m’a fait jurer que je n’étais pas enceinte… Et puis je suis montée me reposer en continuant à pleurer.

A.Z. : - Waouh, c’est très émouvant de vous entendre raconter ça.

M. : - Je n’ai presque jamais pu en parler mais, à chaque fois que j’y pense, j’en ai la chair de poule. Depuis, chaque matin, je me réveille en me disant  « je suis amoureuse » et j’ai l’impression de me souvenir de chaque instant de ma vie. Fini le brouillard et… me voilà !

A.Z. : - Un seul mot a suffi pour vous faire exister.

M. : - Oui, c’est un peu ça… C’est pour ça que j’aime bien lire les titres des livres : en quelques mots, ils vous font penser à des centaines de choses. Par contre, dès que j’ouvre une page couverte de lettres, ça me fait comme des bouffées d’angoisse. Je dois être allergique.

A.Z. : - En tout cas, ça ne sert à rien de se forcer. C’est ce que je dis à mes filles. Si vous ne ressentez pas du plaisir à lire, vous ne trouverez jamais rien d’intéressant dans un livre.

M. : - Et, vous, vous trouvez du plaisir dans (elle relit la couverture du livre)Fragments cognitifs de l’autorité rituelle ?

A.Z. : - Eh oui… Enfin, ce n’est pas un plaisir intense et je ne pense pas que je le lirai jusqu’au bout mais… en le lisant, j’ai l’impression d’avancer dans quelque chose.

M. : - D’être plus intelligente ?

A.Z. : - Non… d’avancer, tout simplement.

M. : - Moi, j’aimerais être plus intelligente.

A.Z. : - Oh, croyez-moi, cela ne dépend pas du tout de la taille d’un livre !

M. : - Je sais mais… Anselmo n’a sûrement pas lu grand-chose – enfin, je crois – mais je le trouve déjà beaucoup plus intelligent que moi. Il sait parler, il sait toujours quoi répondre et, croyez-moi, il faut en avoir pour pouvoir supporter les poivrots qui débarquent ici tous les soirs… Et puis, dans tout ce qu’il fait, on sent que son cerveau fonctionne. Il est concentré, il réfléchit alors que moi…

A.Z. : - Vous, c’est surtout votre cœur qui fonctionne.

M. : - Oui, on peut dire ça.

A.Z. : - C’est déjà pas mal, non ?

M. : - Peut-être mais… Je sais quand même que, sans le cerveau d’Anselmo, le petit cœur de Martine n’irait pas très loin.

A.Z. : - Oui mais peut-être que, sans le petit cœur de Martine à côté de lui, le cerveau d’Anselmo ne serait pas aussi performant.

M. : - Vous croyez ?

A.Z. : - J’en suis sûre. Une des premières règles pour utiliser correctement son intelligence, c’est de se sentir aimé et protégé : ça libère l’esprit de toutes les angoisses. Vous verrez, ça fonctionne comme ça avec des enfants… Enfin, si vous devez… Pardon, je parle beaucoup.

M. : - Oh non, c’est moi qui vous embête sûrement.

A.Z. : - Pas du tout, je vous écoute avec plaisir mais je ne veux pas être indiscrète.

M. : - Ce n’est pas grave, croyez-moi… Non, Anselmo ne veut pas d’enfant. C’est une idée qui semble totalement l’effrayer car son enfance à lui n’a pas dû être facile… Enfin, je pense que c’est à cause de ça… En tout cas, il me fait confiance et je n’ai pas du tout envie de lui faire une mauvaise surprise.

A.Z. : - Oui, dans tous les couples, il faut faire des concessions.

M. : - Et « on ne peut pas tout avoir », comme il dit…

Un client qui se lève : - Bon, Martine, je dois partir ! Je règlerai la note ce soir à Anselmo.

Martine : - Aucun problème, passez une bonne après-midi (il sort). Et donc… oui, on ne peut pas tout avoir.

Alicia Zymot : - Bon, l’essentiel reste quand même qu’il vous rende heureuse. Il a l’air bourru mais, si vous l’aimez, c’est qu’il ne doit pas être difficile à vivre.

M. : - Oh non, j’aime travailler avec lui et il ne m’impose jamais rien. En dehors des coups de feu, je peux faire quasiment ce que je veux. Je vais au cinéma presque tous les après-midis.

A.Z. : - Donc, il n’est pas jaloux ni maniaque ?

M. : - Pas du tout, il faut juste que le bar fonctionne correctement. C’est bien normal, non ?

A.Z. : - Oui, bien sûr.

M. : - En fait, c’est ça notre vie (pensive) : le bar, le bar et… le naturisme.

A.Z. : - Quoi ?

M. : - Oups, pardon ! A force de parler, je ne sais plus m’arrêter.

A.Z. : - Non, c’est moi qui m’excuse. J’ai juste été surprise. Vous pratiquez le naturisme ? Enfin, vous n’êtes pas obligée de…

M. : - (elle hésite) Bon, je vous raconte mais vous promettez de le garder pour vous, d’accord ?

A.Z. : - (elle pose la main sur le livre) Je le jure sur la Bible.

M. : - En fait, c’est une habitude d’Anselmo. Depuis que je le connais, il tient absolument, chaque été, à passer trois semaines de vacances dans un camping naturiste au bord de la mer. Impossible d’y échapper, j’ai tout essayé.

A.Z. : - Vous ne vous y êtes pas habituée ?

M. : - Si mais j’aimerais bien changer un petit peu. Ce sont quasiment nos seules vacances et, moi, je m’ennuie à la plage. Anselmo, lui, il s’installe tout nu face à la mer et il regarde l’horizon pendant des heures entières. Il dit qu’il se ressource.

A.Z. : - C’est sûr que ça doit le changer du quartier.

M. : - Oui et, quand il regarde la mer, on a l’impression qu’il lit un livre. Il a son air sérieux et concentré et, sans bouger, je vois parfois ses yeux qui se déplacent. Et puis il s’endort… et puis il reprend.

A.Z. : - Et vous, pendant ce temps, qu’est-ce que vous faites ?

M. : - Je reste autant que je peux auprès de lui et puis j’ai essayé de me mettre à des activités : le dessin, la cuisine exotique… J’essaie aussi de rencontrer des gens mais, à part pour raconter ma vie, je n’ai pas beaucoup de conversation.

A.Z. : - Vous avez déjà une vie intéressante à raconter. Ça m’a fait plaisir de vous écouter et je vous promets de ne rien raconter à la police.

M. : - Merci, ça m’a fait plaisir aussi de vous parler. Ici, les clients sont presque tous des hommes et, franchement, je n’ai pas grand-chose à leur dire.

A.Z. : - Et, surtout, il vaudrait mieux qu’ils ne vous imaginent pas nue sur une plage.

M. : - Quelle horreur ! Ils en baveraient par terre… Quand j’y pense, ma mère me disait souvent que, à force de faire n’importe quoi,  je finirais à poil et que tous les mecs me cracheraient dessus.

A.Z. : - Oh, ce n’est quand même pas devenu aussi grave.

M. : - Non. En été, je me ballade toute nue et tous les hommes que je croise me disent « Bonjour, madame » en souriant.

A.Z. : - Et en vous regardant dans les yeux ?

M. : - Ils ont intérêt… Ceci dit, la plupart du temps, ils portent des lunettes de soleil.

A.Z. : - Ah, et vous ?

M. : - Moi aussi, bien sûr (rires) !

Un client : - Martine, s’il vous plait !

Un autre client : - Martine, l’addition !

D’autres clients : - Martine !

Martine se lève et va s’occuper des autres clients. Alicia dépose un chèque sur la table et rassemble ses affaires avant de partir. La lumière s’éteint.